AIMS

ST-AIMS 15 : Regards croisés sciences, fictions et organisations - enjeux politiques et managériaux

Mots-clés : Fiction, Cinéma, Littérature, Organisations, Management, Stratégie, Impacts Sociétaux

 

Et si la fiction ne s'arrêtait pas aux frontières du réel, mais avait les capacités de toucher et d’influencer son observateur ? En dénonçant ou valorisant son mode de vie, de société, réduisant l’écart entre le monde réel et sa représentation cinématographique ou littéraire. Nous envisageons dans cette ST-AIMS la frontière entre le cinéma, la littérature et la réalité comme quelque chose de flou, et de discontinu (Lavocat, 2016), situant la fiction dans un écart de moins en moins stable entre l'écran et la réalité. Cette ST-AIMS porte alors autant sur le rôle ontologique de la fiction dans l'étude des organisations, que sur son rôle politique (fictions climatiques, dystopies organisationnelles, héroïsation de l’entrepreneuriat, etc.). Nous nous intéressons également à la fiction en tant qu'objet de gestion et d'enseignement produisant un regard sur la société qu'elle décrit en même temps qu'elle est influencée par les acteurs de cette même société.

 

L'industrie de la fiction audio-visuelle possède un poids économique important et grandissant avec selon la Motion Picture Association (https://www.motionpictures.org/research-docs/2020-theme-report/) 80 milliards de dollars de recettes pour le cinéma et les services VOD et 233 milliards de dollars pour les services télévisuelles et de vidéos à la demande en 2020. C'est surtout son influence en matière de représentations et de symboles qui nous intéresse particulièrement dans cette ST-AIMS. Les superhéros modernes s’immiscent de la fiction vers la réalité, vendant leur costume aux enfants, tandis que réciproquement les personnalités marquantes de l’histoire contemporaine se retrouvent incarnées derrière un écran.

Le cinéma participe ainsi à la démocratisation de la société par deux voies : la première est celle de la représentation, permettant à toute personne de se voir et de s’identifier à l’écran ; la seconde, la plus importante, provient de la fréquentation hétérogène des salles de cinéma, où « toutes les classes sociales se mélangent dans un même rituel et participent aux mêmes émotions » (Bimbenet, 2007 : 3) alors même que le cinéma peut également souligner des différences sociales et des clivages entre les publics. Ainsi, le cinéma, au travers de ses acteurs (devant et derrière les caméras) influence nos sociétés, et c’est pour cela qu’il prend une place importante dans le champ des sciences de gestion, au sein duquel un nombre grandissant de chercheurs a commencé à utiliser les productions audiovisuelles comme matériau de recherche ; ces dernières apparaissant comme un révélateur, un dénonciateur, ou un diffuseur des thématiques spécifiques de gestion. Le cinéma est un objet politique lorsqu'il rend une image de son monde, mais il le devient davantage lorsqu’il construit l’image d’un futur possible, dans l’utopie comme dans la dystopie. Autrement dit, les productions audio-visuelles emportent dans leur réalisation la multiplicité des possibles, la critique du réel et l’esthétique de leur représentation.

 

Amaury Grimand, dans son article « Fiction, culture populaire et recherche en gestion » énonce de multiples usages possibles de la fiction dans l’univers de la gestion et l’étude des organisations afin d'élargir notre compréhension des phénomènes organisationnelles :

- (1) une modalité pédagogique, une façon de repenser l’enseignement du
management ;

- (2) une façon de concevoir l’organisation comme processus narratif et fictionnel ;

- (3) une stratégie de recherche et/ou une modalité d’intervention sur le réel ;

- (4) un matériau empirique potentiel ;

- (5) une modalité alternative d’écriture des travaux de recherche (Grimand, 2009 : 172).

 

La fiction composerait alors un matériau tout aussi riche que l’observation du réel et potentiellement constitutive de nouvelles voies d'écriture. Les chercheurs en sciences de gestion sont alors de plus en plus nombreux à poser un regard organisationnel sur une production cinématographique ou visuelle. Depuis mars 2020, Yoann Bazin et Philippe Xavier, respectivement professeur en éthique des affaires et professeur en sociologie du travail, co-animent un podcast intitulé « Développer son regard organisationnel avec les séries ». Ils confèrent alors à l’objet cinématographique de véritables sujets et pratiques de gestion. La mobilisation des séries, comme matériau d’analyse des pratiques de gestion, trouve son intérêt dans sa temporalité plus longue que celle d’un film, qui lui permet d’être connectée à la société qu’elle souhaite représenter (dans les cas d’une représentation synchrone), projeter ou dénoncer. La série des Simpsons, développée en 1989 et toujours en cours de production, est un cas largement étudié (Grimand, 2009 ; Parker, 2006 ; Turner, 2005 ; Rhodes, 2001) dans sa capacité à représenter la société dans un temps long, dénonçant les événements passés et tentant d’anticiper les événements futurs. En analysant sous le prisme de la gestion, la série des Simpsons, Amaury Grimand (2009 : 170) montre la capacité de « la culture populaire à fréquemment parodier les conceptions dominantes de la société et de l’organisation contemporaine ». Suivant le même procédé, Tarik Chakor et Hugo Gaillard, enseignants chercheurs en sciences de gestion, s’intéressent à la série Validé (2020), avec pour thématique l’univers du Rap, ses enjeux en matière de relations sociales, de pouvoir, de communication et de marketing. La première saison de cette série donne alors l'opportunité aux auteurs d’aborder successivement les dynamiques collaboratives ainsi que la gestion des médias et du buzz. Les chercheurs anglo-saxons ont quant à eux souligné l’importance des productions cinématographiques dans le champ des études organisationnelles. L’étude du personnage de James Bond par Martin Parker, professeur en étude des organisations, montre l’évolution de la représentation de l’agent 007 en 30 ans (s’agissant des films). « James Bond commence comme un homme d'organisation obéissant, alors qu'aujourd'hui il est devenu un employé qui critique souvent les moyens et les fins de l'organisation pour laquelle il travaille, même au point de devenir voyou pour remplir sa mission » (Parker, 2017 : 179). Ainsi, l’évolution du personnage, incarné à l’écran par 8 acteurs différents (et prochainement par une actrice), interroge les questions d’éthique, de responsabilité ou encore d’autorité, faisant enfiler à l’agent Bond de nombreux costumes au fil du temps, passant « d’un salarié obéissant à un héros sans loi » (Forster, 2006 : 126). Manouk Borzakian s’intéresse quant à lui dans son ouvrage : « Géographie zombie, les ruines du capitalisme » (2019) aux représentations des zombies dans la culture populaire et ce qu'elles racontent du monde contemporain. Le zombie y est analysé comme une métaphore d’un Occident individualisé, standardisé et déliquescent, conférant à ce personnage de fiction toute sa symbolique meurtrie et meurtrière, et allant même jusqu’à transférer ses caractéristiques à des acteurs du monde réel. « Les années après la crise de 1929 et avant la seconde guerre mondiale n’étaient pas non plus rassurantes, pourtant pas de zombies à l’horizon, ou très peu. » (Borzakian, 2019 : 10). Cette même métaphore zombie prend son sens lorsqu’elle est utilisée par des auteurs en perspectives critiques en management afin de venir qualifier des organisations immuables, mais qui « tout comme les zombies, n’ont ni conscience ni coeur » (Parker et al., 2014 : 624). Cette même thématique des zombies peut permettre
aux chercheurs en sciences de gestion de réfléchir à la question du leadership (Buchanan & Hällgren, 2018). Certaines organisations se servent de la fiction (en particulier des zombies, encore eux) pour approfondir leur culture du risque (US Strategic Command, 2011).

 

Finalement, le dernier appel à communication de la Revue française de gestion (février 2021) interroge les chercheurs sur un aspect moins étudié dans le périmètre des études organisationnelles. En effet, en titrant « Ce que la fiction fait aux organisations ? » cet appel à communication interroge la communauté scientifique sur le possible caractère performatif de la fiction sur les organisations qu’elle représente.

 

Pour résumer, cette ST-AIMS souhaite apporter des éléments de réflexion et de réponses aux grandes questions suivantes, bien que non exhaustives :

- Comment se concrétise la fiction en tant que levier de transformation des organisations et des sociétés ?

- Quelles sont les conditions de réussite de l’intégration de la fiction dans la stratégie de l’entreprise ? Est-ce que des conditions spécifiques sont nécessaires ou suit-elle un schéma universel ?

- En tant que méthode d’innovation pédagogique basée sur la manière dont les enseignants promeuvent la fiction pour comprendre les organisations, quels sont les mécanismes qui favorisent la compréhension des organisations, du management, des pratiques de travail, etc. ?

- En tant qu’approche centrée sur l'imagination, comment la fiction influence-t-elle le développement et l’implémentation des outils de gestion, de contrôle et/ou d'émancipation ainsi que leur processus d’appropriation par les acteurs ?

- Que peut apporter la fiction au management des organisations, et le management à la fiction ?

- Enfin, quels impacts sociétaux la fiction appliquée aux sciences de gestion peuvent être souhaités, voire espérés ?

 

>> Télécharger