L’entreprise est incontestablement un objet médiatique. L’émission à succès Capital diffuse depuis plus de trente ans des reportages sur le monde de l’entreprise. Plus récemment, le succès d’audience de Cash Investigation montre l’engouement pour les sujets économiques en particulier lorsqu’ils prêtent à controverses. L’entreprise fait ainsi l’objet d’une production abondante d’articles de presse, de documentaires, de films, de séries, de podcasts ou encore de publications sur les réseaux sociaux. Les positionnements éditoriaux varient fortement, de descriptions enthousiastes des glorieux héros du business à des angles beaucoup plus critiques du « monde merveilleux des affaires », formule ironique fétiche de Cash Investigation. Ces dernières années, on a pu constater la multiplication de productions dédiées à la face sombre du management, avec un genre qui s’est imposé, celui du journalisme d’investigation économique. Certaines fictions concourent aussi à dessiner une sombre auréole de l’entreprise, décrite parfois comme un lieu sans moral ni justice habitée par des personnages inquiétants (par exemple les séries récentes Severance ou Le Consultant). Netflix, dans la sixième saison de la série Black Mirrors est parodiquement représentée sous une forme dystopique, comme un pourvoyeur irresponsable d’un voyeurisme exacerbé, image endossée par Netflix qui produit la série.
La sociologie des médias et plus généralement le champ des media studies permettent de mieux appréhender le lien complexe entre médias et formation de l’opinion publique. Il s’agit de mieux comprendre la manière dans les médias peuvent influencer certaines représentations collectives, avec des effets à la fois physiologiques, cognitifs, normatifs, culturels, affectifs et comportementaux (Potter, 2012). Assez étonnamment, alors même que l’entreprise est particulièrement présente dans le champ médiatique, la recherche académique en management s’est encore assez peu saisie des travaux en sociologie des médias. Il ne s’agit pas seulement d’étudier la manière dont l’entreprise est collectivement représentée, mais bien d’interroger différents objets du management au regard des productions médiatiques.
Bien entendu, en dépit d’une certaine rareté, la littérature en gestion n’a pas été complètement imperméable aux travaux sur les médias, invitant à considérer à la fois les médias comme un marché, mais surtout à étudier la place de l’entreprise dans les médias et la manière dans les entreprises utilisent les médias pour leurs propres fins (Chouliaraki & Morsing, 2010). La qualité et la portée de ces recherches invitent à poursuivre cette exploration. La majorité des travaux portent sur la construction sociale d’un champ social ou d’un marché et l’évolution de ses représentations, en soulignant la potentielle influence des acteurs dotés d’un pouvoir médiatique. Certains travaux se bornent ainsi à l’analyse des médias comme reflets de l’évolution des normes à un niveau macro (Blanc & Huault, 2019; Dacin, 1997; Gamson & Modigliani, 1989; Hardy & Maguire, 2010), identifiant aussi le framing à l’œuvre dans les discours médiatiques (Fiss & Hirsch, 2005) et les dimensions agentielles (c’est-à-dire entrepreneuriales) de ces transformations (Brooks, 2004; Lawrence & Phillips, 2004; Prasad et al., 2016). Ainsi plusieurs travaux s’intéressent à des luttes discursives par médias interposés (Barros, 2014; Blanc & Huault, 2014; Hardy & Phillips, 1999) visant à légitimer ou délégitimer certains acteurs et faire valoir certaines représentations (Hartz & Steger, 2010). D’autres travaux se focalisent sur la communication des entreprises visant à promouvoir des discours spécifiques dans le cas de marchés ou de situations controversés (Du & Vieira, 2012). Les apports des media studies sont particulièrement riches dans le cadre de controverses, durant lesquelles des acteurs économiques jouent un rôle clé dans la construction médiatique de la dispute (Cuppen et al., 2019; Patriotta et al., 2011) et s’associent à des mouvements sociaux.
De fait, les controverses peuvent causer des affrontements sur la durée dans les médias, dont il faut décrypter les conflits de position (Den Hond et de Bakker, 2007) et les conflits d’intérêt tacites (Den Hond et al., 2014). Cette quête de légitimité (Vaara et al., 2006) impose aux entreprises et en particulier aux services des relations publiques qu’ils combinent affichages et silences (Carlos et Lewis, 2018, Fouilleux et Loconto, 2017, Morsing, Schultz et Nielsen, 2008).
En particulier le débat public peut ouvrir une scène pour mettre en lumière, dénoncer et tenter de contrebalancer la montée en puissance des intérêts privés lorsqu’il est perçu par l’opinion (à tort ou à raison) que leur influence sur les changements législatifs et les choix politiques ne va pas dans le sens de l’intérêt général (Barley, 2010, Riot, 2023, Riot et Ramanantsoa, 2018).
Si l’étude des normes et des représentations au sein d’un champ social apparaît majoritaire dans la littérature, d’autres thématiques sont abordées, par exemple la construction de l’identité organisationnelle à travers les récits médiatiques ou les spots publicitaires (Vestergaard, 2010; Zavyalova et al., 2017) ou encore l’identité de certaines parties prenantes à travers les discours médiatiques. Des travaux portent par exemple spécifiquement sur les représentations des femmes en entreprise telles que construites dans les médias (Czarniawska, 2010; Griffin et al., 2017, Riot, 2013).
Plus généralement, les médias construisent aussi les mythologies d’aujourd’hui, telles que la figure de l’entrepreneur qui a réussi, personnage incarnant le succès par leur vision et leur personnalité, ce qui passe par la construction d’entrepreneurs de soi (Labardin et al., 2023, Riot, 2023, Riot et Deslandes, 2024). Ils sont aussi présentés comme portés par un présent gros de promesses d’innovation pour l’avenir (Mantere et al., 2013) et par un riche héritage du passé (Riot, 2013).
Les enjeux méthodologiques et épistémologiques, parfois épineux, ont par ailleurs fait l’objet de différentes contributions. Par exemple, certains ont étudié la production du message médiatique dans un contexte économique (par les journalistes par exemple: Kuronen et al., 2005). D’autres proposent des outils d’analyses dans le cas de corpus de données de grande taille (Blanc et al., 2019; DiMaggio et al., 2013). Différents auteurs appellent en outre à intégrer davantage les images et les supports vidéos dans les discours médiatiques avec des analyses qualifiées de multimodales (Höllerer et al., 2018).
Ce ST-AIMS est une invitation à poursuivre et élargir ces différents travaux en faisant dialoguer media studies et management. Le spectre est particulièrement large, comprenant entre autres :
Les représentations de l’entreprise dans les médias et la construction sociale de ses parties prenantes
La définition des grands challenges pour les entreprises au regard des médias
Le rôle du lobbying dans la production médiatique
La fiction et ses effets performatifs sur l’innovation
La sociologie des métiers du management et la construction médiatique des rôles professionnels
L’effet des médias sur la communication des entreprises et leur positionnement responsable
Le rôle des médias dans la résolution des controverses liées aux activités économiques
La construction de la légitimité par les jeux médiatiques
Crise médiatique et communication des entreprises
Construction sociale des marchés et représentation dans les médias
Enjeux méthodologiques des media studies pour le management
Analyse critique des discours en management et media studies