De plus en plus de recherches considèrent que les aspects sociaux et matériels sont indissociables pour analyser des situations d’action dans les organisations. Cette approche dite de la sociomatérialité (de Vaujany et Mitev, 2013) est intéressante pour analyser les phénomènes de la créativité et de l’innovation. Les travaux d’Alkrich et al. (1988) ont montré le rôle du réseau sociotechnique dans les phénomènes d’innovation, constitué d’acteurs humains et non-humains dans un réseau complexe d’interaction. Dans cette approche, le matériel et le social sont imbriqués pour créer des significations et des possibilités d’action, ce qui permet de placer l’analyse sur l’effet du matériel sur le travail individuel et collectif de la créativité et de l’innovation, et symétriquement sur l’effet de la socialité sur la manière de s’emparer de cette matérialité pour créer et innover. Cette symétrie relationnelle repose sur l'idée que la matérialité est à la fois le résultat de l'action sociale et un facteur qui influence les processus sociaux (de Vaujany & Vaast, 2014, Boxenbaum et al., 2018). Affirmer que la matérialité découle de l'action sociale revient à dire que les objets sont socialement construits (Jones et al., 2017), façonnés par l’intervention humaine et interprétés collectivement (Jones et Massa, 2013).
On peut distinguer deux approches de la sociomatérialité : une approche faible qui soutient que le matériel, c’est-à-dire les objets, la technologie, les artefacts, les aménagements d’espaces agissent sur l’existence et la reproduction des processus organisationnels et des routines (Leonardi, 2011). Cette approche, associée à la théorie des affordances qui analyse comment les individus perçoivent les possibilités d'action qu'offre un objet ou un environnement (Gibson, 1977), stipule que les acteurs tentent de concilier leur propre objectif avec le matériel en construisant des affordances et des contraintes perceptibles (Leonardi, 2012). Il y a interaction entre les effets d’agence matérielle et sociale. La deuxième approche est l’approche forte proposée par Orlikowski (2008), qui stipule qu’il n’y a pas de coupure entre matérialité et socialité. Cette perspective développe une approche sociomatérielle des pratiques pour comprendre les formes contemporaines d'organisations, de plus en plus constituées de technologies et de matérialités multiples, changeantes et interdépendantes. C
ependant, la manière et les raisons pour lesquelles la sociomatérialité influence la créativité et l’innovation aux niveaux individuel, organisationnel et institutionnel restent encore à explorer. Une meilleure compréhension des interactions, des dynamiques et des effets entre les aspects sociaux et matériels de l'organisation est nécessaire pour nous aider à répondre à cette question.
Le concept de sociomatérialité enrichit les approches traditionnelles de la recherche sur la créativité en focalisant l’analyse sur les facteurs sociaux et matériels dans le processus créatif (Tanggaard, 2013). Ainsi, il s’agit non seulement de mieux comprendre comment les différents environnements façonnent la créativité, mais également comment ils sont façonnés par celle-ci. Les pratiques créatives sont médiées par des artefacts matériels et la matérialité, façonnée par les acteurs, est perçue comme un résultat du contexte social (Blomberg et Kallio, 2022). Il existe de plus en plus de travaux sur la sociomatérialité de la créativité, par exemple traitant des objets (Chen et al., 2020), des méthodes (Paulus et al. 2011), de la conception de l'espace (Mellard et Parmentier, 2020), qui visent à étudier leur influence sur les processus créatifs. Il est important de souligner que ces structures matérielles n'influencent le processus créatif que par leur interaction avec les êtres humains. Ainsi les jeux (Agogué et al., 2015) et la facilitation (Wróbel et al., 2021) sont des exemples d'interaction entre humains et objets dans le processus créatif, formant ainsi une structure sociomatérielle de la créativité. Toutefois la matérialité peut aussi créer une stabilité sociale qui nuit à la créativité (Jones et al., 2017). Une revue récente de la littérature suggère que la relation entre l’espace et la créativité est un processus dynamique complexe impliquant la médiation des pratiques créatives par des artefacts matériels. Elle souligne également que l’espace est une production sociale résultant de la connexion avec ces artefacts (Blomberg et Kallio, 2022).
Les recherches sur le climat créatif (Ekvall, 1997) et la conception des espaces (Cartel, Boxenbaum, Aggeri, 2019) montrent aussi que l'aspect ludique a un impact significatif sur la créativité et l’innovation. Néanmoins, cet aspect, qui sert d'outil sociomatériel combinant l'utilisation des équipements et la dynamique de groupe, a été largement sous-étudié dans les situations de créativité organisée et spontanée et les processus d’innovation. Les jeux plongent les joueurs dans un royaume magique où tout est possible dans les limites définies par les joueurs et les spectateurs (Huinzinga, 1938). En conséquence, les jeux ont le potentiel de promouvoir la créativité, l’innovation et l’apprentissage (Agogué et al., 2015).
Le passage de l’idée à l’innovation est finalement fortement influencé par les environnements de travail que ce soit par les méthodes, les objets ou les espaces de travail. Les nouveaux espaces de création, tant physiques que virtuels sur les plateformes de crowdsourcing, et dans les communautés d’innovation remettent en question les frontières de l’entreprise et questionnent le rôle des frontières dans l’émergence de solutions créatives et leur transformation en innovation. Ces espaces interrogent en effet les processus d’ouverture à mettre en place pour favoriser l’émergence d’idées de valeur pour l’entreprise et leur transformation en concepts innovants capables de renouveler à la fois l’organisation et ses offres de produits et services. Ainsi par exemple, les méthodes favorisant le travail transversal (Rampa & Parmentier, 2023), les espaces d’expérimentation (Cartel et al., 2019), les nouveaux espaces de création et de conception tels que living lab, fab lab et autres tiers lieux (Yström et Agogué, 2020, Ruiz et al., 2021, Garnier et Capdevila, 2023), les prototypes (Schlecht et Yang, 2014) sont des dispositifs qui favorisent la créativité, l’engagement dans l’innovation, la collaboration et l’acceptation des nouvelles idées par les organisations. En d'autres termes, il y a une interaction étroite entre les humains et les outils matériels dans le processus créatif et d’innovation.
D'un point de vue empirique, les technologies numériques rendent aussi de plus en plus pertinentes les études sur la sociomatérialité de la créativité et de l’innovation. En adoptant une perspective sociomatérielle, nous pouvons mieux comprendre l’impact environnemental de nos pratiques et travaux numériques sur la créativité et sur l’innovation. L’arrivée récente d’outils d'intelligence artificielle générative basés sur des modèles linguistiques entraînés sur de très grandes quantités de données a des implications majeures pour le travail dans les domaines des affaires, de la recherche et de l’enseignement. Les informaticiens explorent depuis des années le concept d'IA créative, développant des modèles computationnels de celle-ci (Mikalef et Gupta, 2021). Pourtant, il existe peu de recherches sur l'impact de l'IA sur la créativité de ses utilisateurs et le passage de l’idée à l’innovation dans des organisations qui l’adoptent.
L’objectif de cette ST-AIMS est ainsi de favoriser des communications dans cette direction, avec le but de développer nos connaissances collectives sur la sociomatérialité de l’innovation et de la créativité. Sans contraindre les perspectives, les auteurs sont notamment invités à apporter des réponses pour lesquelles nous ouvrons quelques thèmes et questions, sans être exhaustif, ici :
· Quel est le rôle des outils matériels tels que les carnets de notes, les croquis, les plans et les prototypes dans le travail créatif et les processus d’innovation ?
· Comment la matérialité des espaces créatifs influence-t-elle les comportements créatifs individuels et collectifs, le passage de l’idée à l’innovation et le développement des innovations ?
· Quels sont les effets des différents types de facilitation médiée par des objets matériels dans les ateliers de créativité ?
· Quelles sont les micropratiques qui façonnent les processus d’innovation au niveau individuel et collectif dans les organisations ?
· Quels sont les effets de la gamification sur la créativité de groupe ? Sur l’adoption et la diffusion des innovations ?
· Quels sont les effets de l’utilisation de l'IA sur les travailleurs créatifs, le processus créatif et le processus global d’innovation ?
· Quelles méthodologies sont les mieux adaptées pour étudier la sociomatérialité de la créativité et de l’innovation ?
Nous encourageons les travaux de toutes natures, théorique ou empirique, et de méthodologies variées.