Aujourd’hui, l’industrie est appelée à muter, en lien avec les défis majeurs auxquels elle est confrontée : répondre aux ‘grands challenges’ de notre époque, en particulier les défis de la transition écologique et la lutte contre le changement climatique ; accompagner les innovations technologiques en lien avec la ‘quatrième révolution industrielle’ ou ‘industrie 4.0’ ; attirer de nouveaux profils dans des environnements qui restent avant tout masculins ; investir pour moderniser ses équipements tout en faisant face à la hausse des coûts de production et à des marges faibles dans un environnement concurrentiel et géopolitique instable (Nayernia et al., 2022 ; Rayssac et al., 2024 ; Veltz et Weil, 2014).
Ces mutations interpellent le management des ressources à plusieurs niveaux : la préservation des ressources naturelles, l’accès à certaines ressources pour (re)bâtir des légitimités, le développement de ressources stratégiques et organisationnelles, au-delà d’une vision techno-centrée. Dans ce contexte, nous proposons 3 axes de recherche – non exclusifs – dans lesquels peuvent s’inscrire les propositions de communication :
Axe 1 : L’industrie face aux enjeux climatiques et géopolitiques
L'industrie mondiale traverse une période de turbulences sans précédent, marquée par une combinaison de crises écologiques, économiques, politiques et sociales.
L’industrie, en particulier l’industrie lourde qui transforme différentes matières premières et représente une grande part des émissions de Co2 du secteur, doit relever un défi important : concilier renouveau industriel et reconversion écologique. L’industrie étant particulièrement énergivore, ce défi est de taille. Il est à rapprocher des réflexions aujourd’hui menées en sciences de gestion sur les « grands challenges » dont la signification renvoie à « des problèmes importants et non résolus (…) nécessitant l’implication d’une multitude d’acteurs souvent hétérogènes (…), et dont la résolution aurait un impact global sur les sociétés humaines » (Gariel et Bartel-Radic, 2024). Au premier rang de ceux-ci figurent le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
Ce défi est à relever dans un contexte spécifique au sein duquel les chaînes d'approvisionnement, fragilisées par la pandémie de COVID-19, sont désormais mises à mal par des tensions géopolitiques croissantes. Les conflits commerciaux, les sanctions internationales et les rivalités entre grandes puissances, notamment entre la Chine, les États-Unis et la Russie, compliquent la gestion des opérations industrielles à l’échelle mondiale dans un contexte de protection des souverainetés industrielles (Cohen, 2022).
Face à ces défis, l’industrie est invitée à orchestrer et valoriser des ressources pour de nouveaux modèles d’affaires. L’évolution des modèles d’affaires traditionnels dans l’industrie fait l’objet de réflexions en sciences de gestion : des modèles d’affaires “à impact” ou “circulaire” voient le jour, centrés sur le retour des ressources renouvelables dans les écosystèmes naturels et la maximisation de la valeur des ressources non-renouvelables. Nous assistons également à un rapprochement des termes – économie circulaire, modèles d’affaires et partenariat d’innovation – “qui interpelle (...) le gestionnaire qui en perçoit simultanément le potentiel, la complexité et les risques” (Boldrini, 2020 : 37), en lien avec les buts et intérêts contradictoires des acteurs qui collaborent.
Au-delà des modèles d’affaires, ce sont les modèles de l’action collective qui sont appelés à se renouveler dans l’industrie. Demonsant et al. (2021) invitent à ne plus partir d’une ressource commune et du principe de pollueur-payeur qui en découle, mais à s’intéresser à la notion de « péril commun » permettant ainsi de souligner que « la création de richesse de chacun est soumise à la capacité collective à éviter un désastre écologique ». D’autres recherches appréhendent des formes d’action collective qui regroupent et fédèrent diverses organisations au sein de ce qui a été qualifié de méta-organisation (Ahrne & Brunsson, 2008) – ensemble hétérogène dont les membres sont eux-mêmes des organisations. Les travaux récents autour des méta-organisations considèrent leur rôle dans la gestion ou en tous cas dans les tentatives visant à répondre aux défis contemporains notamment écologiques (par exemple Berkowitz et Dumez, 2015, dans le secteur pétrolier).
En lien avec le tournant pragmatiste auquel nous assistons en sciences de gestion (Lorino, 2018), de nouvelles stratégies sont mises en avant dans la littérature pour faire face aux grands challenges : l' « architecture participative », soit une structure et des règles d'engagement qui permettent à des acteurs divers et hétérogènes d'interagir de manière constructive ; les « inscriptions multivocales » à savoir une activité discursive qui soutient des interprétations différentes parmi des publics variés ; et l'« expérimentation distribuée » qui favorise l’apprentissage évolutif (Ferraro et al., 2015, notre traduction).
Toutefois, comme le soulignent Demonsant et al. (2022, p. 2), « alors que l’urgence d’agir collectivement a été pointée par de nombreux experts (Masson-Delmotte et al., 2021), les mécanismes à disposition des décideurs pour organiser l’action collective peinent à se mettre en place sans encombre ». Une explication pourrait être dans la manière dont les modèles de prise de décision et les responsabilités sont aujourd’hui appréhendés (Lorino, 2018).
Axe 2 : L’industrie en quête de légitimité
En parallèle, une crise d’image touche de nombreux secteurs industriels, accentuée par la montée des préoccupations environnementales et sociales. Les entreprises sont sous pression pour répondre aux attentes des consommateurs et des régulateurs en matière de décarbonation, de transparence et de responsabilité sociale (Dacre et al., 2024). Les scandales médiatiques liés aux conditions de travail, à la pollution ou aux pratiques non éthiques mettent à mal la réputation de certaines entreprises industrielles, créant des tensions supplémentaires, dans un contexte marqué par la consolidation des grands acteurs. L’industrie est et reste un secteur où les conditions de travail sont décriées : bruit, chaleur, exposition à des substances cancérigènes, travail posté, horaires atypiques, accidents et morts au travail… et l’image du travail à la chaîne reste encore très ancrée. Face aux crises et aux scandales, par exemple, dans l’affaire Volkswagen ou « dieselgate » – le stratagème utilisé, illégal, qui falsifie une mesure scientifique et valide une technique polluante et dangereuse a été commenté par Armand Hatchuel et Yves Clot dans Le Monde en 2015 – l’industrie doit inventer de nouveaux types de gouvernance et faire preuve de résilience.
Cette crise d'image s’accompagne d'un défi majeur en matière de recrutement. L'industrie peine à attirer de nouveaux talents, notamment parmi les jeunes générations, qui privilégient des secteurs perçus comme plus éthiques ou innovants ou moins pénibles. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée, exacerbée par la compétition mondiale, pousse les entreprises à repenser leurs politiques de gestion des ressources humaines et à offrir des environnements de travail plus attractifs et flexibles.
Plus largement, la question de la légitimité de l’industrie est posée. Depuis quelques années, l’État et les politiques publiques ouvrent la voie vers un modèle de réindustrialisation qui combine à la fois résilience, engagement sociétal, et performance économique afin de renforcer la légitimité de l’industrie. Cette réindustrialisation implique l’engagement de nombreuses parties prenantes – État, écoles et universités, médias (Hatchuel, 2014) –, aux côtés des efforts des entreprises appelées à penser une « autre gestion » (Eynaud et de Franca Filho, 2019) et à adopter de nouveaux choix stratégiques.
Depuis les années 1980, les pôles de compétitivité ou ‘clusters’ incarnent le choix stratégique d’organisations de concentrer des activités spécifiques sur un territoire donné (Castells & Hall, 1994), notamment dans l’optique d’avoir ainsi plus facilement accès à des ressources variées présentes au sein de diverses organisations implantées sur ce même territoire, faisant jouer à la proximité géographique tout son rôle de facilitation des échanges et des collaborations. Ces structurations d’activités ancrées localement, opérant des concentrations d’entreprises de toutes tailles et d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, sont largement soutenues par les pouvoirs publics dans un souci d’ancrage des activités et de l’emploi dans les territoires, notamment face aux mouvements de délocalisations. Depuis peu, la durabilité est au cœur des préoccupations avec le développement des clusters éco-industriels (Cooke, 2011), mais la manière d'organiser ces acteurs territoriaux, afin qu'ils puissent contribuer aux transitions vers la durabilité, reste encore à explorer (Berkowitz & Gadille, 2022). Des formes de méta-organisations territorialisées apparaissent comme une réponse possible (Saniossian et al., 2023), avec une légitimité acquise par la capacité à dépasser les clivages traditionnels entre organisations et le développement de nouvelles activités dans les interstices (Leys et Joffre, 2014).
Axe 3 : L’industrie en transformation : innovations technologiques et managériales
Il est nécessaire de reconnaître que l’industrie a évolué, évolue et a besoin d’évoluer encore. Il importe d’analyser ces transformations et les stratégies qui les accompagnent dans une compréhension contextuelle et relationnelle de l’industrie et des ‘industrieux’, loin des stéréotypes du concepteur solitaire ou de l’inventeur isolé, du travail à la chaîne ou encore de la traditionnelle coupure entre conception et production (Musso, 2017). Le travail des opérateurs (Rayssac et al., 2024), techniciens et ingénieurs, les lieux du travail ouvrier (Hatchuel, 2014), comme l’activité de recherche industrielle (Gilbert et al.,2018), se métamorphosent de multiples façons et sous l’influence de facteurs divers, entre nouveaux enjeux, mise sous pression et dynamiques d’innovations aussi bien technologiques que managériales et organisationnelles. C’est tout particulièrement le cas en lien avec le mouvement de digitalisation des organisations qui se déploie dans l’industrie sous les qualificatifs d’‘industrie du futur’ ou ‘industrie 4.0’ ou encore ‘smart factory’ soulignant la transition numérique à laquelle celle-ci doit faire face. L’industrie du futur dessine la vision d‘une usine intelligente, caractérisée par la mise en réseau de toutes les parties et tous les processus de la production et appelle de nouvelles capacités d’innovation aussi bien technologiques que sociales, avec la nécessité de sortir d’une vision technocentrée (Cicarreli et al., 2023).
Depuis peu, des chercheurs de diverses disciplines s’intéressent aux effets de la transformation 4.0, en particulier sur le bien-être des opérateurs eux-mêmes désignés comme ‘opérateurs 4.0’ (Rayssac et al., 2024). Toutefois, cette transition vers le 4.0 ne prend pas suffisamment en compte le point de vue de l’opérateur lors des processus de décision (Cimini et al., 2020). D’autres recherches se concentrent sur les métiers de la conception industrielle pour en étudier les dynamiques, les effets et les risques notamment en termes de réduction des marges de créativité dans l’activité des concepteurs, pouvant menacer le sens du travail et l’intérêt du métier (Cina et Paraponaris, 2022).
Plus largement, le renouvellement des modes de fonctionnement (Verrier & Bourgeois, 2016) apparaît complexe. Des visions plus “organiques” ou “responsabilisantes” de l’organisation voient le jour au sein, par exemple, de l’aéronautique (Caillé, 2022), en lien avec un management responsable et raisonné des ressources, aussi bien naturelles – via, notamment, la valorisation des déchets et des économies d’énergie – qu’humaines. Une telle vision humaine est importante à développer dans un environnement où le travail évolue (Rayssac et al., 2024), mais où les modalités de management dans les ateliers, les usines, les bureaux d’étude, les centres de recherche et développement ou encore les services de maintenance questionnent. Par exemple, présenté comme une innovation managériale, le Lean management a été appliqué avant tout dans le sens de la planification et du contrôle, d’une manière peu favorable à l’amélioration des conditions de travail (Lorino, 2014) et qui réduit les possibilités de doute, d’expérimentation et d’enquête pour les opérateurs, pourtant premiers ‘penseurs’ de l’activité (Arnoud et Peton, 2023).
Face aux enjeux contemporains, les analyses des processus d’innovations dans l’industrie sont sans cesse à engager et à renouveler. Il s’agit de considérer tout à la fois – et dans leurs liens – les innovations technologiques, d’usages et managériales qui concernent aussi bien les produits de l’entreprise (pour permettre un renouvellement de l’offre qui soutienne la compétitivité), que ses processus industriels et ses modes d’organisation (dans une quête d’efficience y compris quant aux consommations d’énergie et de matières) ou encore son modèle de création et de captation de la valeur.
La ST-AIMS « Industrie du futur et futurs de l’industrie : enjeux stratégiques et organisationnels » invite les chercheurs en sciences de gestion, mais aussi en économie, science politique, ergonomie, sociologie, etc., à penser l’industrie du futur et les futurs de l’industrie. Les propositions de communication pourront s’inscrire dans un des trois axes décrits ci-dessus, mais toutes les propositions de communications permettant de renouveler les réflexions sur l’industrie et de penser l’industrie de demain sont les bienvenues.
La session sera introduite par une conférence de Philippe Lorino, ingénieur général des Mines, docteur en gestion, professeur émérite à l’ESSEC, expert auprès de l'Autorité de Sûreté Nucléaire, après avoir été haut fonctionnaire puis manageur dans l’industrie. Elle s’intitulera « Renouveler l’industrie : proposition d’une approche pragmatiste et enjeux théoriques et méthodologiques ».
Une visite du Digital Lab d’Arcelor Mittal à Dunkerque sera également proposée aux participants.