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Poli Emilie

L'objectif de cette recherche est d'étudier une forme alternative de management : l’« entreprise libérée » (Getz 2009), à travers une de ses promesses : libérer la créativité. La littérature sur les entreprises libérées est jusqu'à présent surtout orientée vers la caractérisation (Chabanet et al. 2017; Gilbert, Teglborg, and Raulet-Croset 2017), les analyses conceptuelles (Brière 2017 ; Casalegno 2017 ; d'Iribarne 2017), le style de leadership (Holtz 2017), l'histoire et la nouveauté du concept (Gilbert, Teglborg, et Raulet-Croset 2017). Mais les travaux visant à évaluer les promesses revendiquées par les tenants du concept sont encore rares (Corbett-Etchevers et al. 2019; Ramboarison-Lalao and Gannouni 2019). Ce travail qualitatif adopte une approche processuelle de la libération et de la créativité organisationnelle (Fortwengel, Schüßler, and Sydow 2017; Hargadon and Bechky 2006) et s’appuie sur une méthodologie d’étude de cas unique, comprenant des observations ethnographiques et des entretiens semi-structurés. La relation entre les deux processus est explorée à travers le modèle théorique de créativité collective de Hargadon et Bechky (2006) qui identifie les rôles déclencheurs joués par quatre types d'interactions sociales dans le processus créatif : la demande d’aide, l’offre d’aide, la reformulation collective et le renforcement. Chez Digital Innov, un système de prise de décision innovant, décentralisé et collectif structure le projet de transformation : un trinôme, composé de 2 salariés élus par et pour chaque salarié, et du salarié lui-même, remplaçant l’unique rang hiérarchique, formant ainsi un réseau d’influence partagée. Plusieurs phases de libération sont observées : une phase de préparation par les 3 dirigeants initiateurs, une phase d'annonce, une phase de mise en œuvre et d'appropriation, et une phase d'ajustement. L'analyse des interactions entre le processus de libération et le processus de créativité collective montre comment, chez Digital Innov, une ESN française, ce projet de transformation, bouleverse les relations sociales et leur régulation. Le lancement du projet de libération vient tout d’abord stimuler le processus créatif, et l’expression d’initiatives individuelles, tout en donnant lieu à des interprétations variées, tantôt individualiste, tantôt collectiviste. Cette phase d’émulation est suivie d’une phase de mise en œuvre, dont les processus d’arbitrage sont vécus de façon inégale, créant un fossé entre les « ambassadeurs » et les « désillusionnés ». La suppression du lien hiérarchique entraine une transversalisation des échanges, propice au processus créatif. La nouvelle culture peine à se mettre en place à défaut d’un dispositif d’accompagnement et est ralentie par l’éloignement géographique des consultants en mission. Les résultats montrent comment, dans le cas étudié, au-delà des difficultés inhérentes à tout projet de changement organisationnel, les situations, pratiques ou expériences issues du processus de libération ont pu générer des effets paradoxaux sur le processus de créativité collective, et met en évidence un certain nombre de dimensions clés, comme l’interprétation individualiste ou collectiviste du projet, sa structuration à travers des dispositifs de gestion explicites, la transversalisation des échanges liée à la suppression de la hiérarchie, ainsi que la vision partagée de l’innovation.