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ST-AIMS 04 : Nouvelles approches de l’incertitude : construction, outils et dynamiques collectives

Mots-clés : incertitude, construction de l’incertitude, outils, dynamiques collectives, gestion de crise et risques

Les crises récentes (changement climatique, crise sanitaire, digitalisation massive, tensions géopolitiques, crise des migrants, etc.) donnent un peu plus de relief, s’il en était besoin, à l’idée que l’incertitude s’inscrit au cœur des processus d’organisation (de l’organizing) et de management stratégique. L’idée n’est pas nouvelle : « le management et l’incertitude sont les deux faces de la même pièce » (Smith et Tombs, 2000, p.7 ; Denis et al., 2010 ; Power, 2007 ; Shenhav et Weitz, 2000). Néanmoins, notre époque serait marquée par une multiplication et une intensification des phénomènes incertains - cygnes noirs, méga-crises et ‘unknows unknows’ (Ansell & Boin, 2017 ; Faulkner et al., 2017 ; Helbing, 2013 ; Helsloot et al., 2012 ; Taleb, 2007). Cette apparente montée en puissance de la notion d’incertitude interroge à plus d’un titre notre compréhension des dynamiques collectives.

Vers de nouvelles façons d’organiser collectivement et sociétalement l’incertitude ?
Le caractère durable de certaines incertitudes qui marquent notre époque semble avoir fait émerger des dynamiques collectives porteuses d’alternatives - parfois présentées comme sources de renouveau et de promesses (de solidarité locale, mouvements d’éco-lieux et communautés citoyennes, coopérations inter-organisations à différentes échelles, convention citoyenne, etc.) ou au contraire perçues comme préjudiciables (replis communautaires, accentuation de logiques individualistes, etc.).
La liste suivante expose ainsi quelques grandes questions, non exhaustives, auxquelles les contributions pourront se rattacher :
- Que révèlent les incertitudes contemporaines de la façon dont nos sociétés organisent le collectif ? Ces nouvelles formes d’incertitude remettent-elles en question nos modes de fonctionnement collectifs ?
- Peut-on entrevoir de nouvelles dynamiques collectives au travers de la gestion des diverses incertitudes actuelles (Covid-19, crise climatique, digitalisation massive, crise des migrants, etc.) ?
- Que révèle l’étude de ces crises récentes sur nos façons d’agir face à l’incertitude ?
- Notre rapport à l’autre et aux autres dans nos modes d’organisation a-t-il évolué ?
- Que disent ces nouvelles façons de gérer les crises sur nos conceptions de l’incertitude, et sur le lien action/savoir ?

Repenser notre conception de l’incertitude à la lumière de la gestion des crises et des pratiques organisationnelles
Les crises récentes, vécues comme plus systémiques et plus imprévisibles, viennent questionner les pratiques de management de crise (Ansell & Boin, 2017), encore trop souvent pensées et élaborées a priori comme des fictions rationnelles (Clarke, 1999). Elles débouchent sur de nouvelles approches de gestion de crises qui reconnaissent l’incertitude comme partie intégrante de la crise. Les gestionnaires de la crise sont ainsi invités à considérer leur compréhension de la situation comme une hypothèse à questionner sans cesse à la lumière de tout nouvel indice (Weick, 1988). Ils sont aussi appelés à construire l’organisation de manière à faciliter les processus de sensemaking et d’updating (Weick & Sutcliffe, 2011 ; Barton et al., 2015 ; Christianson, 2019) ou à s’engager résolument dans une perspective ancrée dans le pragmatisme (Ansell & Boin, 2017).
Plus fondamentalement, ces pratiques dévoilent et s’appuient sur des reconceptualisations de l’incertitude (voir par exemple la notion de cygne noir). S’intéresser à la manière dont les acteurs font face à l’incertitude invite nécessairement à s’interroger sur la manière dont ils la conçoivent, la comprennent et construisent un lien action/savoir. La littérature académique et managériale met ainsi de plus en plus en avant l’idée que l’incertitude n’est pas donnée, mais constitue une forme de « cadrage » d’un phénomène plus large : ce terme, via ses différentes définitions, exprime notre façon d’envisager notre rapport (au niveaux individuel, organisationnel, social) à un savoir (scientifique ?) limité sur le monde (sur les autres, les technologies ou le futur) et au lien savoir/action.
Cette session thématique propose ainsi d’étudier les façons dont l’incertitude et le risque, ainsi que les liens action/savoir, ont été récemment repensés en théorie des organisations et management stratégique. Elle invite à questionner les pratiques organisationnelles – de gestion de crise, risque et plus largement de management - pour mieux comprendre la manière dont les individus construisent l’incertitude et l’organisent à travers des pratiques discursives et médiées par des outils/technologies qui ne sont pas neutres.
Les orientations suivantes nous semblent particulièrement intéressantes à explorer :
- L’approche pragmatique qui met l’accent sur les pratiques d’évaluation (Ansell & Boin, 2017 ; Beckert & Bronk, 2018 ; Boholm & Corvellec, 2011 ; Doganova, 2018).
- L’approche centrée sur les outils/materialité qui invite à considérer la gestion des crises et l’appréhension de l’incertitude comme une activité médiée par des objets/outils/technologies qui ne sont pas neutres. Ce type d’approche peut notamment conduire à rendre explicites les effets (en termes de contrôle par exemple, cf. Power, 2007) de ces outils/technologies – voire aussi l’approche en terme « d’objet épistemique » (ex., Comi & Whyte, 2018).
- L’approche en termes de forums hybrides (Callon et al. 2011).

L’incertitude au cœur des dynamiques relationnelles entre les acteurs
Certains travaux (Shenhav & Weitz, 2000) invitent alors à considérer explicitement la notion d’incertitude comme une construction idéologique utilisée pour légitimer certains arrangements organisationnels (Shenhav et Weitz, 2000, p. 393). En considérant l’incertitude (ou son absence) comme un construit plutôt qu’une donnée objective, on peut en effet être porté à interroger la façon dont sa construction peut parfois être instrumentalisée par les acteurs (Chalas, Gilbert et Vinck , 2009, p. 15): « elle résulterait notamment de l’action de certains acteurs qui créent de l’incertitude, remettent en cause les certitudes établies, ouvrent des espaces d’incertitude, jouent sur les formes d’incertitude, en font une ressource, ou, au contraire, réduisent ces incertitudes, les canalisent, les nient. ». L’incertitude émergerait ainsi des activités humaines ». Dans cette optique, l’agnotologie, qui s’intéresse à l’étude de la production de l’ignorance, a par exemple mis en lumière la manière dont l’industrie du tabac, a lutté pour maintenir et créer de l’incertitude (e.g. Fillion & Torny, 2016 ; Foucart, 2013 ; Proctor & Schiebinger, 2008). Ces travaux appellent à saisir l’incertitude comme un phénomène qui se déploie dans l’interaction, en se gardant de le résumer à un monologue, ne rendant pas compte des relations de co-construction et de compétition entre acteurs. Examiner l’instrumentalisation de l’incertitude conduirait ainsi à dépasser les approches classiques du pouvoir (i.e., Crozier & Friedberg, 1977), pour ne pas tomber dans l’écueil de surévaluer les capacités des acteurs à agir de façon ‘stratégique’ - c’est-à-dire à réduire ou accroître de manière systématiquement volontaire l’incertitude pour défendre leurs intérêts. Empiriquement, la crise du Covid-19 donne à observer de nombreuses situations d’acteurs organisationnels qui perçoivent - et répondent - diversement à l’incertain, avec des résultats variés sur les processus d’organizing.

Cette session thématique est également intéressée par des travaux qui exploreraient ces dynamiques en s’interrogeant par exemple sur les points suivants :
- Comment les objets/outils/technologies sont-ils utilisés par les acteurs dans leurs interactions ? Quels effets ont-ils ?
- Comment les relations entre les acteurs se structurent-elle autour de l’incertitude ?
- Quelle utilisation de l’incertitude par les acteurs ?
- Certains cherchent-ils à les faire croître quand d’autres cherchent à les réduire ?
- On pourra ici également explorer les apports de l’approche en termes de controverses qui nous invite à étudier (entre autres) les processus de justification, les jeux de pouvoir entre parties-prenantes, et les processus par lesquels des consensus sont (ou non) créés (Dionne et al., 2019 ; Gond et al., 2016 ; Patriotta et al., 2011).  

Plus largement, cette session thématique du GT Risque, Management et Incertitudes encourage les travaux à forte dimension théorique, méthodologique ou empirique, qui proposent de renouveler les approches classiques des formes d’action organisées collectives à l’aune des risques et des incertitudes contemporains, en considérant les apports de travaux plus récents. On pourra notamment penser aux travaux s’inscrivant dans les perspectives suivantes (liste non exhaustive) : sensemaking, attention-based view, sociologie pragmatique, valuation studies, approches ‘practices’ variées (avec un intérêt certain pour l’étude de la matérialité), approches discursives/CCO, sociologie des controverses, agnotologie.

 

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