Le caractère profond et durable des bouleversements planétaires provoqués par des processus anthropogènes, et en particulier par certains modes d’organisation de la nature et des collectifs propres au capitalisme, apparaît de plus en plus manifeste (Haraway, 2016; Moore, 2016 ; Merchant, 2021). Changement climatique, perte de biodiversité, acidification des océans, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, prolifération d’espèces invasives, pollution et contaminations des sols, etc. sont autant de phénomènes qui viennent aujourd’hui mettre en doute de façon radicale la possibilité de continuer à faire les choses comme avant, voire la possibilité de continuer tout court (Haraway, 2016, p. 40). De la même façon, les modes d’organisation des collectifs propres au capitalisme contribuent à perpétuer et amplifier des inégalités sociales et économiques (Benschop, 2021), qui sont de plus en plus difficiles à ignorer.
Alors que ces bouleversements se font sentir de façon croissante dans les organisations, ils suscitent des questionnements importants sur le devenir de nos pratiques et de nos apprentissages en stratégie, organisation et management. Ils provoquent divers appels à l’action concertée afin de construire, collectivement, des formes de réponse aux situations problématiques. Plutôt que d’opposer les pratiques réflexives des acteurs organisationnels et les pratiques épistémiques des communautés académiques, c’est l’épreuve d’une indétermination sur ce qu’il y a à faire et à apprendre qui est désormais partagée. Cette expérience à la fois singulière et commune pose la question de l’apprentissage dans le trouble qui ne se réduit pas à un problème qu’il s’agirait seulement de résoudre, mais qualifie davantage une situation qui affecte les conditions d’existence de multiples formes de vie humaines et plus qu’humaines (Tsing, 2015).
En effet, cette indétermination, cette incertitude, sur ce qu’il convient de faire, ne saurait être résolue par les moyens techno-scientifiques et managériaux qui ont longtemps caractérisé notre discipline (Ergene et al., 2021; Ferraro et al., 2015). Plus important encore, elle ne peut pas être dissipée par une simple adaptation de cadres théoriques existants, de façon à intégrer l’Anthropocène et ses acteurs comme nouveaux objets épistémiques (Bonnet & Mailhot, 2023; Ergene et al., 2018).
Les formes d'investigation et les pratiques de recherche en gestion portent l'héritage des sciences modernes et de ses nombreux dualismes : nature-culture, science-société, théorie-pratique, corps-esprit, masculin-féminin, raison-émotions, etc. Elles sont également fortement cadrées par les normes institutionnelles qui définissent ce qui constitue des connaissances scientifiques valides et légitimes au sein de la communauté académique en gestion (Bonnet & Mailhot, 2023; Mercier-Roy, 2023; Stengers, 1995, 2017). Les pratiques de recherche peuvent ainsi être porteuses d’injustices épistémiques (Godrie et al., 2020, Hall et al., 2020), validant certains savoirs et en disqualifiant beaucoup d’autres, alors même qu’elles prétendent débusquer les injustices sociales et environnementales. Reconduire ces pratiques de recherche, sans remettre en question leurs présupposés, induit ainsi le risque de perpétuer les mécanismes à l’origine des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui.
Un point de départ alternatif, que nous proposons d’adopter pour cette session thématique, consiste à considérer que les bouleversements actuels représentent une mutation cosmologique (Latour, 2018) pour les organisations, qui met le doigt sur leurs contradictions, leurs multiples dépendances et héritages (Bonnet et al. 2021). Les situations indéterminées dont font l’épreuve de nombreuses communautés (Dewey, 1938) pourraient au contraire rendre manifestes d’autres pratiques et possibilités latentes (Dewey, 1934). En effet, ce que décrit Guattari (1989) comme un “triple désastre écologique” - touchant conjointement les formes de vie, les pratiques sociales et les subjectivités - ne consiste pas seulement à dénoncer le progrès et ses externalités négatives mais à rendre compte, à inventer et pluraliser d’autres manières de vivre et d’agir depuis des milieux troublés (Stengers et Debaise, 2023).
Ce point de départ suscite des questions associées à l’apprentissage stratégique dans le trouble. Par exemple, comment (apprendre à) composer, recomposer, décomposer des pratiques afin d'inventer collectivement des possibilités de vivre et d’agir dans ce monde-ci (plutôt que de prescrire une orientation pour un autre monde) - question qui est partagée à la fois par les chercheurs et par les organisations. Cette question suggère en particulier de réfléchir en nous positionnant non plus à l’extérieur des relations qui nous concernent (pensée globale), hors des relations entre les organisations et les milieux troublés, mais en nous considérant comme étant « aux prises avec les relations » (Stengers, 2019, p. 51) et en nous demandant, dans la perspective pragmatiste de l’enquête (Dewey, 1938), quelles pratiques nous devons questionner, transformer et inventer. Ce questionnement nous amène ainsi sur la piste de l’enquête comme pratique épistémique et de transformation des pratiques, sur la piste des réponses aux ”crises” depuis des milieux troublés, aux différentes transitions, bifurcations, redirections des pratiques, ainsi que sur l’ouverture de la stratégie à des phénomènes qui ne sont plus seulement organisationnels. Il s’ouvre également à des formes démocratiques de recherche et d’action, où le chercheur participe aux apprentissages collectifs.
Cette session se concentre alors (de façon non exhaustive) sur les questionnements suivants :
Nous proposons pour cela d’emprunter et d’explorer des voies mineures et alternatives pour la stratégie depuis les pratiques organisationnelles et de recherche portant notamment sur :
En marge des lieux institutionnels : Comment capter / s’inscrire dans des mouvements impulsés par de nouveaux dispositifs de recherche ou, plus justement, d’espaces réflexifs, de formes ou mode de réflexivité qui témoignent d’un autre rapport entre pensée et action (que celui établi par les dualismes hérités des sciences modernes) ? Ces pratiques « subversives » viennent questionner les pratiques de recherche académiques et constituent ainsi des espaces de réflexion des normes et pratiques de recherche instituées.
Mots-clés : Anthropocène – innovation et transformation sociale – justice épistémique – recherche partenariale – enquête pragmatiste – épistémologies non-dualistes.