Résumé
De l’entrepreneur coworker aux salariés des grands groupes industriels, des Fab Lab Managers aux Directeurs de l’innovation, des makers aux PDG d’entreprises, les acteurs économiques sont tous concernés par la multiplication spectaculaire des formes du travail collaboratif. Tous sont impactés et participent à la création d’espaces et de pratiques hybrides (Battilana et al., 2017), semi-structurés (Brown & Eisenhardt, 1997 ; Lô, 2017), paradoxaux et ambigües (Miron-Spektor et al., 2018), à la fois rigides et souples, situés dans des entre-deux (formel/informel, vie privée/vie professionnelle, etc.), caractéristiques des mutations profondes du travail et des conditions de sa réalisation.
Cette ST-AIMS s’intéresse particulièrement à trois notions caractérisant avec subtilité ces transformations : la liberté (Coleman, 2012; Getz, 2017), la liminalité (Ryan, 2018) et la liquidité (Bauman, 2007). La ST-AIMS est ouverte à toute contribution visant à mieux comprendre les nouvelles pratiques de travail et les nouvelles formes organisationnelles.
Mots-clés : espace collaboratif, nouvelles pratiques de travail, liberté, liquidité, liminalité, ambiguïté, coworking, maker, hacker, innovation lab
Appel à communications
Mieux comprendre le phénomène du travail collaboratif, des espaces et des événements colla-boratifs où il est particulièrement visible, requiert une approche interdisciplinaire (Ciaramella, Rossi Lamastra, Rovelli, & Tagliaro, 2018). La ST-AIMS est ainsi conçue comme une scène pour des recherches variées sur les nouvelles pratiques de travail collaboratif.
Ces espaces collaboratifs émergents (makerspaces, espaces de coworking, innovation labs, etc.) et les pratiques qui les caractérisent, de même que certains espaces informels perçus comme neutres (espaces de détentes, lieux de passages, etc.), incarnent des transformations en cours (Fabbri, Glaser, Gaujard, & Toutain, 2016; RGCS, 2017). La nature interstitielle et le caractère émergent de ces espaces et pratiques associés en font des objets d’études hybrides, souvent considérés comme paradoxaux et ambigus. Autant de sources d’incertitude et d’interrogations pour les praticiens qui parfois agissent par simple mimétisme sans parvenir à en retirer les bénéfices attendus.
Cette ST-AIMS proposera alors une discussion sur les besoins d’un nouveau cadre théorique pour penser ces phénomènes émergents. Une place prépondérante mais non exclusive sera également donnée aux travaux abordant cette question via le phénomène des espaces collaboratifs.
Pour décrypter ces nouvelles pratiques de travail et les expériences de travail qu’accueillent et permettent les espaces collaboratifs, nous proposons d’organiser une réflexion autour de trois notions symptomatiques du monde actuel des organisations que sont la liquidité (Bauman, 2007), la liminalité (Ryan, 2018) et la liberté (Coleman, 2012; Getz, 2017).
1. Liquidité
« Chaque nouvelle structure, qui remplace la précédente sitôt que celle-ci est considérée comme démodée et dépassée, ne constitue qu’un autre état momentané – reconnu comme temporaire, ‘jusqu’à nouvel ordre’. » (Bauman, 2013, p.2).
Penser nos sociétés et l’évolution du monde du travail via les travaux de Zygmunt Bauman (1999 ; 2013), permet de comprendre chaque époque comme une transition, chaque culture comme un passage et chaque structure comme éphémère. Avec la notion de ‘modernité liquide’ et ‘temps liquide’, ce sociologue permet de souligner les changements continus et de plus en plus dynamiques de notre époque. Selon cet auteur, notre époque est particulièrement touchée par trois défis :
1. Faire face à la disparation des structures en tant qu’institutions et garants des routines et de cultures uniques. L’espérance de vie de plus en plus courte de ces institutions menace leur rôle de cadre d’actions structuré à long terme. Comment ce défi se manifeste-t-il dans les espaces organisationnelles ? Dans les pratiques de travail ? Quelles nouvelles stratégies développer pour s’adapter à ce nouvel environnement ?
2. Du fait de la perte de pouvoir des institutions, les actions des individus ont désormais plus d’impact. Selon Bauman, les individus ont alors intérêt à miser sur leur capacité d’apprentissage et sur leur flexibilité. Être capable de s’adapter aux opportunités qui se présentent devient un atout crucial pour survivre dans cette modernité liquide. De quelle manière peut-on observer ces changements de pratiques et de sociétés ? Comment les individus vivent-ils ces changements au quotidien ? De quelle manière parviennent-ils à éviter les inconvénients de ce ‘temps liquide’ tout en bénéficiant de ses avantages ?
3. Enfin, Bauman nous prévient contre la perspective courtermiste de plus en plus prégnante dans nos sociétés. Mais de quelle manière observe-t-on ce courtermisme dans nos sociétés ? Quels stratégies et comportements organisationnelles et individuels répondent à ce courtermisme ?
2. Liminalité
Les espaces collaboratifs peuvent être pensés comme des espaces liminaux. Les membres qu’ils accueillent ne sont pas exclus du monde du travail mais ils y évoluent et y contribuent à la marge, c’est-à-dire aux frontières. Les coworkers, makers, hackers sont souvent des travailleurs à plein temps et ne peuvent pas être définis comme des marginaux ou des personnes inactives et en recherche d’emploi, la majorité (cf coworking global surveys). Ils sont ceux qui se situent dans les ‘entre-deux’, aux intermédiaires. Par exemple, les espaces de coworking sont d’abord des espaces de travail, avant de constituer des espaces de rencontre et parfois de collaboration, jouant ainsi le rôle d’intermédiaires d’innovation (Fabbri & Charue-Duboc, 2016; Mitev et al., 2018). Ces espaces collaboratifs se situent à la croisée des sphères privée, professionnelle et publique (Bohas, Fabbri, Laniray, & de Vaujany, 2018). Les individus s’y rendent pour travailler mais conservent les codes sociaux d’un salon, d’un café ou d’un garage. On vient travailler avec son ordinateur mais on troque le ‘costume-cravate’ pour le ‘short-baskets’. Ce mélange des genres rend pertinent le prisme de la liminalité pour mieux comprendre le fonctionnement et la portée des espaces et du travail collaboratif. A mi-chemin entre formel et informel, loisir et labeur, maison et bureau, les espaces collaboratifs semblent être des espaces ‘entre-deux’ (Ryan, 2018; Shortt, 2015). On parle également d’espaces ‘interstitiels’ et ‘liminaux’ (Czarniawska & Mazza, 2003; Furnari, 2014; Sandholtz & Powell, 2018; Vesala & Tuomivaara, 2018).
Nous nous interrogerons dans cette STAIMS sur ce que signifie et implique de travailler dans un espace liminal, si tant est que la transformation induite par une certaine expérience en leur sein soit démontrée. Nous sommes particulièrement curieux d’étudier, le cas échéant, le type de transformation induite par le passage par un espace collaboratif. Travailler dans un espace collaboratif peut-il être considéré comme une sorte de rite de passage (Turner, 1974; Van Gennep, 1960) ? Sur et vers quoi ouvre un passage par un espace collaboratif ? Quels sont les avantages et les risques pour les individus (entrepreneurs, freelances, digital nomads, salariés…) et les organisations de travailler dans un espace liminal ? Les travailleurs membres d’espaces collaboratifs sont-ils de fait des travailleurs liminaux (Bamber, Allen-Collinson, & McCormack, 2017; Borg & Söderlund, 2015) ? Peut-on travailler de manière pérenne dans un espace liminal ? Quelles sont les pratiques permises par ces espaces qui n’existent pas ou peu dans les espaces traditionnels ? Pourquoi et comment émergent-elles ? Ces pratiques peuvent-elles survivre au départ d’un espace collaboratif ? Sont-elles transposables à d’autres environnements de travail ?
3. Liberté
Au-delà de la liquidité et de la liminalité grandissantes du monde des organisations, la société contemporaine est également décrite ou espérée comme une société libératrice en devenir. Les phénomènes qui témoignent de ce mouvement d’ouverture et de libération des individus, des pratiques et des organisations sont pléthores (Lakhani & Von Hippel, 2003; Vallat, 2017). Le mouvement du libre, les communautés open source, la vague des entreprises dites « libérées », les talents de plus ne plus nombreux qui font le choix du freelancing au détriment de CDIs dans les grandes entreprises pour préserver avant tout leur liberté (Vitaud, 2017), en sont autant d’exemples. Il ne faut pas pour autant sous-estimer les côtés sombres de ces phénomènes (Gilbert, Raulet-Croset, & Teglborg, 2018; Picard, 2015). En effet, libre n’est pas un synonyme de gratuit, d’anarchique ou de désengagé. Cette ST-AIMS vise à explorer différents types de dispositifs offrant des alternatives plus humanistes que bureaucratiques dans nos contextes contemporains (Picard & Marti, 2016), leurs ambiguïtés et paradoxes.
Comment ce type de mouvement bouleverse-t-il les théories du contrat et lien social, de l’identité, de la légitimité, etc. ?
Colorés, ludiques, modulables… Les espaces collaboratifs sont beaucoup plus attrayants et attractifs que les espaces de travail traditionnels. Est-il utopique de souhaiter ce type d’espaces pour tous types de travailleurs ? Comment les espaces collaboratifs aménagent-ils de nouvelles règles et contraintes de vivre et travailler ensemble ? Constituent-ils des espaces hétérotopiques pour les travailleurs ? Les pratiques de travail qui les caractérisent sont-elles pour autant plus agréables, performantes, épanouissantes ? Autrement dit, les pratiques de travail collaboratif sont–elles libératrices ?
Types de contributions attendues
Nous sommes ouverts à tous types d’approches théoriques, ontologiques, épistémologiques, et méthodologiques. Les communications devront respecter les normes énoncées dans l’appel à communication général de l’AIMS.
Nous proposons ci-dessous quelques thématiques qui pourraient être abordées dans les communications soumises à la ST-AIMS. Cette liste n'est pas exhaustive et nous appelons les participants à opter pour d’autres angles.
• De la société aux pratiques de travail liquides
• Management de la liminalité et liminalité du management
• Espaces et événements collaboratifs
• Approches critiques du travail collaboratif
• Retour des communautés (communauté open source, virtuelle, de pratique(s), épistémique, de connaissances, auto-organisée, pilotée, émotionnelle…)
• Proximité(s) (géographique, organisée, institutionnelle, éphémère…)
• Transformation des matérialités et spatialités des pratiques de travail
• Meta-organisations et organisations temporaires
• Ambiguïté(s) du futur du travail : info ou intox ?
• Impact de la digitalisation et des nouvelles technologies mobiles
• Nouveaux modèles de consommation, participation et citoyenneté
• Nouveaux modèles de société (activisme, utopie communautaire…)
• Renouveau des théories politiques du management
• Evolution des modèles éducatifs et des institutions d’enseignement
• Etc.
Références
Bamber, M., Allen-Collinson, J., & McCormack, J. (2017). Occupational limbo, transitional liminality and permanent liminality: New conceptual distinctions. Human Relations, 70(12), 1514‑1537.
Battilana, J., Besharov, M., & Mitzinneck, B. (2017). On hybrids and hybrid organizing: A review and roadmap for future research. The SAGE handbook of organizational institutionalism, 2, 133-169.
Bauman, Z. (2013). Liquid modernity. John Wiley & Sons.
Bauman, Z. (2007). Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty. John Wiley & Sons.
Bohas, A., Fabbri, J., Laniray, P., & de Vaujany, F.-X. 2018. Hybridations salariat-entrepreneuriat et nouvelles pratiques de travail : des slashers à l’entrepreneuriat-alterné. Technologie et innovation, 18(1).
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Ciaramella, G., Rossi Lamastra, C., Rovelli, P., & Tagliaro, C. (2018). Who talks about collaborative spaces, how, and why. CERN IdeaSquare Journal of Experimental Innovation, Vol 2, No 1 (2018): Special Issue: « Designing Creative Spaces to Support Experimental Innovation », 2(1), 3‑7.
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