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Frery Frédéric

Auteur

Frédéric FRÉRY

 

Résumé

Il existe des technologies de substitution qui sont des échecs incontestables, incapables de menacer les acteurs établis, inaptes à dégager un avantage concurrentiel, condamnées par un rapport qualité-prix défavorable et par un parc installé dominant, et qui pourtant font l’objet de prévisions résolument optimistes et récurrentes pendant des périodes parfois extrêmement longues. On peut qualifier ces anomalies de technologies « éternellement émergentes ». Il s'agit de produits, voire de secteurs d'activité entiers, pour lesquels toutes les prévisions de croissance sont favorables, tous les analystes anticipent une demande en forte progression, tous les acteurs se mobilisent en vue d'une expansion annoncée, et qui pourtant se maintiennent durablement en phase d'émergence, au mieux à l'état de prototypes.

Les exemples les plus célèbres de technologies éternellement émergentes sont certainement la domotique, l’intelligence artificielle, et surtout la voiture électrique.

La première voiture électrique a roulé en 1834, soit 52 ans avant la première voiture à essence. En 1900, alors que les voitures électriques battaient des records de vitesse (plus de 100 km/h) ou de distance (près de 300 km sans recharge), on comptait 19 constructeurs d’électriques de par le monde, une flotte de taxis électriques circulait à New York et 38 % du marché américain de l’automobile était représenté par des électriques, contre 40 % pour les voitures à vapeur et seulement 22 % pour l’essence.

Depuis l’apparition de la voiture à essence – il y a un siècle, l’électrique a été présentée comme le substitut idéal, une fois que les progrès de la technologie auraient permis de pallier ses limitations. Dès 1895, on pensait que l’électrique finirait par l’emporter face à l’essence, peu fiable, difficile à conduire et notoirement nauséabonde, et les premières prévisions de marché laissaient espérer une progression rapide de la production. Pourtant, la voiture à essence a fini par s’imposer, ne laissant à l’électrique, de loin en loin tout au long du siècle, que le statut utopique de future solution idéale. L’histoire de la voiture électrique est celle d’une éternelle émergence.

Les partisans de la voiture électrique s’appuient sur deux arguments principaux, tout à fait objectifs, qu’ils n’hésitent pas à étayer de nombreuses études et d’enquêtes récurrentes : la pollution et l’utilisation réelle des

automobiles.

Devant ces arguments positifs dûment chiffrés, la voiture électrique n’a pourtant pas réussi à s’imposer pour toute une série de raisons, les unes contingentes et subjectives et les autres financières et structurelles. Elle a tout d’abord joué de malchance en 1912, lorsque deux innovations – l’une de procédé et l’autre de produit – ont provoqué sa chute : la chaîne de production de Ford et le démarreur électrique de Kettering. Deuxièmement, si les performances des voitures électriques correspondent effectivement à l’utilisation moyenne d’une grande majorité d’automobilistes, il apparaît que les clients n’achètent pas uniquement un véhicule pour leur usage quotidien, mais préfèrent se réserver la possibilité d’un éventuel usage exceptionnel. De plus, la voiture électrique est trop chère et de la même manière que les voitures à essence ont nécessité la mise en place d’un réseau de stations-service, les électriques imposent le déploiement de bornes de recharge, par exemple dans les parkings publics. Par ailleurs, du fait de leur fiabilité très supérieure, le développement des voitures électriques aurait des conséquences considérables sur le secteur automobile, qui vit en grande partie de l’entretien et des réparations mécaniques.

En mettant l’accent sur les contraintes qui empêchent des offres pourtant rationnellement convaincantes de connaître le succès, les voitures électriques nous permettent de mieux comprendre les phénomènes de substitution et de diffusion des innovations. Le succès d’une nouvelle technologie dépend non seulement de sa performance mesurable, mais aussi de sa capacité à convaincre une clientèle confinée dans un système complexe de représentations, d’avantages subjectifs et de valeur perçue. De plus, il lui faut parfois contrecarrer la considérable infrastructure et les standards dominants d’une industrie établie. Au total, pour connaître le succès, plutôt que de chercher la confrontation, mieux vaut essayer soit de s’inscrire dans la droite ligne du produit existant, sans perturber les repères des consommateurs, soit – lorsque l’innovation est trop radicale et les avantages perçus trop différents – jouer la complémentarité plutôt que la substitution.

L’éternelle émergence de la voiture électrique, de la domotique ou de l’intelligence artificielle n’est pas le fait d’un acteur public ou d’une organisation unique, mais bien d’une industrie entière dont la motivation première est le profit. Pour expliquer les raisons qui poussent de grands groupes automobiles à proposer inlassablement des prototypes électriques, on peut émettre diverses hypothèses qui vont de l’alibi écologique le plus cynique – utile dans les négociations avec les instances de régulation – à l’authentique amnésie technologique portée par l’idéologie scientiste dominante. Il n’est d’ailleurs pas évident que tous les acteurs impliqués se positionnent de la même manière sur ce continuum. Une étude détaillée de l’histoire de la domotique, de l’intelligence artificielle ou d’autres exemples d’éternelle émergence pourrait certainement permettre d’éclaircir ce point.