L’approche sociologique s’intéressant aux mécanismes de diffusion d’une innovation met l’accent sur la nécessité d’obtenir l’intérêt et le support de « porte-parole ». L’objectif de cet article est de montrer que certains acteurs peuvent chercher à se donner de manière apparemment injustifiée ce rôle afin de prendre une part active dans le processus de diffusion d’une innovation, voire d’imposition d’un standard technologique. Plus particulièrement, cette étude illustre la stratégie mise en place par l’industrie cinématographique spécialisée dans les films pornographiques pour devenir un « porte-parole » dans la guerre de standard opposant les technologies Blu-Ray et HD-DVD. En exagérant son poids sur le marché cinématographique et son impact sur les choix technologiques, les studios spécialisés dans les films pornographiques ont réussi à se considérer comme des « porte-parole » incontournables. Ce statut leur a permis de se voir ouvrir la technologie Blu-Ray qu’ils souhaitaient adopter alors même que les créateurs de cette technologie ne le désiraient pas à l’origine.
Une méthode de calcul des coûts est essentiellement envisagée ici comme un produit : elle a une dénomination, elle est inventée, lancée, diffusée et promue par certains acteurs bien identifiés sur un marché spécifique, ou elle entrera en concurrence avec d’autres méthodes. Les entreprises font (ou non) le choix de mettre en place cette méthode.
Le but de ce papier est de comprendre comment la méthode ABC est apparue et s’est diffusée et pourquoi elle a donné naissance à trois méthodes dérivées, apparues de manière quasiment simultanée à la fin des années 1990.
La perspective adoptée emprunte à la fois à la théorie des innovations et au marketing. Pour analyser la diffusion et l’évolution de la méthode ABC, ce papier s’appuie sur des sources documentaires diverses : primaires (publications signées par les créateurs et promoteurs des différentes méthodes), mais aussi secondaires (articles scientifiques sur ces mêmes méthodes).
L’idée défendue ici est que la méthode ABC est une innovation arrivée à la fin des années 1990 à une phase de maturité et qui subit depuis une stratégie de différentiation. Nous avons tenté de mettre en évidence la logique marketing qui régit à notre avis l’émergence, la diffusion et les évolutions de cette méthode. L’ABC est né dans les années 1987-1988, fruit des actions parallèles de deux réseaux – réseau Harvard et réseau CAM-I. Dans la diffusion de la méthode (offre d’innovation), le développement de l’infrastructure et les stratégies de communication mises en place sont les éléments déterminants. Après 1992, les deux réseaux éclatent ; plus tard, vers la fin des années 1990, l’ABC entre dans une phase de maturité : sa diffusion stagne et l’intérêt qu’il suscite est en baisse. En raison de ces deux facteurs, la méthode fait désormais l’objet d’une véritable stratégie de différenciation. Ainsi apparaissent trois méthodes dérivées (time driven ABC, feature costing et MBM), développées chacune par l’un des membres des réseaux d’origine (respectivement Kaplan, Brimson et Johnson) en coopération avec des consultants.
Beaucoup considère l’innovation comme un processus ingérable, miné de risques. Le processus d’innovation est encore considéré comme stochastique :en lançant 1000 projets, il y en aura bien un qui réussira et qu’un succès foudroyant compensera les pertes. Plusieurs approches suggèrent des structures de présélection afin d’éviter des approches aussi coûteuses. La recherche que nous avons menée en collaboration avec l’Industrial Research Institute de Washington, propose une vision plus nuancée. L’innovation devient un processus gérable à partir du moment où les gestionnaires prennent du recul par rapport aux prescriptions normatives qui partent du principe que le processus est uniforme, et admettent que diverses règles et pratiques peuvent s’appliquer. En fait, pour que puisse être gérée l’innovation, des approches et des pratiques distinctes doivent s’harmoniser aux contextes, aux savoirs pertinents ainsi qu’aux différentes catégories de produits et de services. Il y aurait ainsi des idéaux-types de pratiques d’innovation qui permettrait d’approcher des stratégies en fonction des types de produits et de marché. Telle a été l’hypothèse de départ de notre recherche.
Notre thèse est la suivante : des firmes interdépendantes contribuant à la production de certaines catégories de produits et services ont tendance à utiliser des pratiques similaires et à s’organiser entre elles suivant des « règles d’innovation » distinctes et relativement stables que nouavons appelées « joutes ». Les joutes se déroulent au niveau méso-économique et regroupent un grand nombre de participants au-delà des seules firmes, tels que des concurrents, des fournisseurs, des organismes publics de réglementation, des universités, des organismes de soutien à l’innovation ou de capital de risque.
Nous avons cerné sept joutes d’innovation dans le cadre d’échanges entre acheteurs et vendeurs et conduisant à la création et à la capture de valeur.
Nous envisageons l’application de ce concept de joute à l’analyse des pratique d’innovation en Europe et aux Etats-Unis, aux stratégies d’évolution des systèmes d’information et à la politique des pôles technologiques